Si le monde peut
apparaître en noir et blanc, ce n'est pas uniquement parce que la
nuit tous les chats sont gris. La photographie a produit cette
attention particulière maintenant banalisée par laquelle le
regardeur n'a d'yeux que pour la clarté, qu'il soit équipé de son
appareil ou qu'il cille les yeux pour éliminer les différences de
teintes.
Comme le son du langage
qui réentend le bruit des voix, annulant les différences de
prononciation pour n'entendre que du phonème, la lumière de la
technique se rend aveugle aux variations qu'elle ne gère pas. Le
monde en noir et blanc n'est pas qu'une dischromatopsie, il est la
réalité technique et relative introduite dans nos attentions aux
choses.
On connait les
contestations du chimiste Chevreul reprenant l'apparente différence
des noirs et des teintes produite par la teinture de la manufacture
des Gobelins, qui ont levé le lièvre du contraste simultané des
couleurs. Un fait que l'on range maintenant dans la série des
illusions liées à notre physiologie ophtalmologique. La question
soulevée par la découverte des atechnies relance le débat: et si
les couleurs perçues étaient non seulement fonctions de notre
système oculaire physiologique, mais aussi variables selon les
techniques disponibles? Avant la découverte de l'aniline, le monde
des colorants était plus restreint et les colorations ne pouvaient
produire des couleurs saturées. Avec la télévision, les teintes
saturées ont encore gagné en puissance. D'où la prolifération des
couleurs artificielles et une vision moins naturaliste des couleurs
de la nature.
Une négligence s'est
immiscée dans notre perception qui la rend attentive aux seuls
effets utiles pour la technique mise en action. L'électricien n'a
pas à faire attention aux différences de rouges1
dans une technique de connexion des fils qui utilise le bleu, le
rouge et le bicolore vert-jaune. Une autre technique, celle du
va-et-vient qui inclut le brun, exigera de lui qu'il ne confonde pas
le rouge et le brun. Il paraît incongru d'étendre cette sensibilité
de base à celle du peintre ou de l'imprimeur, longuement affinée
par une manipulation quotidienne des couleurs. Pour autant, sauf à
récuser l'enseignement des pathologies de l'activité et notamment
le distinguo apraxie versus atechnie, et à penser qu'une perception
pure, entièrement naturelle, puisse exister par une application à
se départir des contingences matérielles, la dite "sensibilité
du peintre" gagnerait en compréhension si l'on prenait en
compte la complexité des techniques qui médiatisent ses gestes.
Le nouveau postulat
(hypothétique et non dogmatique) soumet l'appréhension des couleurs
au fabriquant et au fabriqué de l'outil: il n'est ainsi de couleurs
que celles produites par la technique. Leur existence artistique
n'est pas celle qu'énonce Etienne Gibson, socio-artistique celle-là,
celles-ci procèdent d'un aveuglement aux différences de matières
et de lumières constitutives des matériaux et des engins, d'un
aveuglement aux finalités où elles peuvent être impliquées
constitutif des tâches et des machines.
On aurait tendance à
penser que le passage de la manipulation des choses par des moyens où
le constructeur paraît maître de ce qu'il fait à la médiation
d'un fabriquant qui limite en qualité et en quantité ces moyens
conférant au constructeur le statut d'agent pose moins de
difficultés d'analyse que s'il concerne le fabriqué. C'est que les
moyens techniques tels qu'on les envisage ordinairement comporte une
part discrète d'analyse des fins techniques.
L'aveuglement dans le
rapport aux choses à faire tient au remplacement d'une conscience
des finalités par la nécessité de faire agir des dispositifs qui
imposent leur fin technique. Pas d'action possible en dehors des
sentiers balisés par des assurances techniques, ni d'action
inventive qui ne vienne de nulle part.
Ainsi la couleur, moyen
et fin, en pâte ou en lumière et en effet coloré, ne peut se voir
qu'instantanément restreinte dans un sens et augmentée dans un
autre par les dispositifs qui la produisent. Il n'y a pas de rapport
immédiat à la couleur aussi exercés puissions-nous être à la
vision de leurs interactions.
Le fait de soumettre les
techniques de reproduction à une gamme de couleurs déterminées par
leur valeur (value), leur teinte (chroma) et leur intensité (hue)
ignore les autres matériaux qui font les encres (pastosité,
viscosité, liquidité, transparence, opacité, adhérence), ou les
lumières (pouvoir électrifère, corrosif, chauffant, siccatif,
noircissant). La maîtrise introduite par le paramétrage des écrans
luminescents va de pair avec un aveuglement à l'hétérogénéité
irréductible des longueurs d'onde: le rayonnement monochromatique
n'existe pas.
Nous en sommes réduits à
de la conduite déduite: les inducteurs étant comme ces boîtes de
pastilles ou de tubes de couleur qui déterminent les actions à
accomplir.
Illustration: coquille St Jacques et
crayons-feutres
La contrepartie apportée
par la fabrication est une voyance telle que le technicien envisage
des trajets outillés auxquels il n'aurait pas songé en l'absence de
la technique qu'il utilise.
Si les dispositifs sont
réduits au stockage-versage, réalisés par du sable et du pigment
versés en deux tas séparés sur une plaque de verre, quelles
actions pouvons nous en déduire, la raclette en mains?
Sortes de programmes
(trajets) incorporés, il semble que des actions soient fossilisées
dans ce matériel qui demande à être activé. La force
propositionnelle des choses élaborées est là, qu'elles fassent
partie du matériel ou du produit de l'art. Certaines productions de
l'art ont d'ailleurs été construites pour montrer ce fait de
prédétermination implicite
Les structures déductives
de Franck Stella indiquent le poids du matériel dans l'oeuvre
plastique au point d'exclure toute part singulière du sujet porteur
d'un projet particulier. Propre à l'espace plastique, ce graphisme
chromatique ne montre rien moins que la rencontre entre le formatage,
la chromatisation et la linéarisation, bref, une machine réduite à
son fonctionnement à vide: rien d'autre à voir qu'une juxtaposition
de zones colorées répétant la forme du format. Les shaped
canvas, toiles en formes, font valoir la proposition inverse où
c'est l'action qui s'avère déterminante jusqu'à pousser au
réaménagement du support. L'arbitraire du sujet y est alors
prépondérant, aux antipodes de la démarche précédente.
La structure2
de la fabrication n'est pas discernable dans la plastique de
l'oeuvre, mais elle est aussi déterminante que discrète. Le pari
est de trouver un mode de production qui fasse retour sur les
analyses que sont ses constituants (le fabriquant) et ses constitués
(le fabriqué).
Différents dispositifs d'éclairage
(6) composant des machines distinctes, pour obtenir:
- une lumière indirecte: un dispositif d'orientation s'intègre ou s'ajoute à l'éclairage
- un contrejour: une partie de ce qui est à capter fait masque (masquage)
- une lumière rasante: le plan (planage) est parallèle au faisceau de lumière, s'y ajoute un masquage de la source
- une lumière directe (suspension ou fixation sur trépied): la source est placée à distance pour assurer une diffusion-répartition relativement homogène
- une lumière diffuse: l'inter-disposition d'un calque assure la diffusion
- Une lumière saturant les bleus: éclairage par lampe fluo (le tableau récapitulatif des teintes de lampes fluo indique pour une température couleur de 6500K la possibilité d'un indice de rendu des couleurs (IRC) supérieur ou égal à 90%
Ajoutons à ces techniques d'éclairage:
- la superposition d'une plaque de verre qui a sensément pour effet de rehausser les couleurs;
- et l'emploi de petite billes réfléchissantes qui mélangées à la couleur, la rende plus "éclatante".
Finalement, le but est de dissocier
l'éclairage de l'éclairement et de mettre en évidence l'écart
irréductible qui se constate entre les techniques et leurs effets.
Notamment l'homogénéité nominale de l'éclairement n'est pas
réalisée en dépit des annonces: exemple l'éclairage fluo "lumière
du jour" à 6500K. Un thermocolorimètre permet de mesurer les
fluctuations de la lumière électrique qui produisent un éclairement
hétérogène.
1
Mettons ce fait en rapport avec le commentaire Wikipédia sur le
métamérisme et l'on prendra la mesure de l'homogénéisation
relative des couleurs assurée par la technique:
Deux
couleurs métamères ou homochromes sont deux lumières
visibles dont le spectre
physique est différent, mais que la vision
humaine ne différencie pas1.
De
même qu'en chimie,
on qualifie de métamères deux composés organiques isomères
ayant même fonction2, de même
en colorimétrie
ce mot concerne deux lumières aux couleurs
différentes selon la physique
mais visuellement semblables.
La
lumière qui éclaire des surfaces colorées participe à la
formation du spectre lumineux qui arrive à l'œil. Deux surfaces
qui peuvent sembler identiques sous un éclairage, parce que leurs
différences sont plus faibles que le seuil de perception des
différences de couleur, peuvent paraître de couleur différente
avec un éclairage d'une autre répartition spectrale.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Couleur_m%C3%A9tam%C3%A8re
2
Outre l'hypothèse de la structure, on a hâtivement congédié le
structuralisme sans en tirer toutes ses conséquences ; de surcroît,
la médiation postulée par l'anthropologie clinique se réfère à
la dialectique marxiste, à l'implicite freudien et l'on connaît le
discrédit lié à ces deux sources historiques. Il faut donc une
rupture dans le savoir des sciences humaines qui ne s'en laisse pas
compter par les avatars historiques. Sans toutefois exclure
absolument les thèses sorties de cette obédience médiationniste.
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