jeudi 4 juin 2009

L'escalier à marches inégales


La marche se reproduit machinalement par l'escalier. Et de même, le peintre de motifs sur faïence dépose l'émail par autant de coups de pinceaux que la charge le permet. Sauf que le nombre de marches est déterminé dans l'escalier, celui des coups de pinceaux tient à la limite de variance au-delà de laquelle la déperdition n'est plus négligeable. Cette limite est affaire d'attention au produit fini, lorsque s'exerce le contrôle de l'obtention de la fin. Le violoniste sait faire oublier les coups d'archet tandis que la plaque d'harmonie tente de nier la discontinuité des frappes sur les touches séparées. Bref, les quantités utiles et leur segmentation sont agissantes qu'on travaille ou non à les faire oublier.

La marche est naturelle, dit-on. Cette capacité à mettre un pied devant l'autre, à se projeter puis à rattraper le déséquilibre pas un autre mouvement de l'autre pied, nous la partageons avec le singe. La similitude est évidente en terrain plat. L'homme a toutefois inventé l'escalier, ce qui le libère de l'attention à la particularité de l'environnement (en supposant qu'il se promène avec son escalier sous le bras). L'inspection de l'un à l'affût de tout qui puisse servir de moyen, s'oppose à la prospection de l'autre qui sait compter sur un dispositif qui fera l'affaire en quasi-totalité. L'escalier voudrait qu'en marchant à partir du bas on se retrouve en haut sans rien changer à sa façon de marcher.

Mais il existe certains escaliers qui posent problème: tel celui de Rennes 2 à marches inégales en hauteur comme en largeur.

Qu'est-ce que l'ergologie fait voir à travers l'escalier? Deux machines en relation de complémentarité: une tension musculaire intégrée à des articulations squelettiques pour rejoindre le mouvement de la marche et une édification par assemblage, pour décomposer la machine de l'escalier.

La répétition des mouvements d'une séquence suppose que la même machine se répète. La marche d'escalmier offre sa base au pied puis à la jambe puis au corps tout entier qui s'inclinant vers l'avant contraint l'autre jambe à se lancer vers l'avant pour attraper la marche suivante et ainsi de suite. Nous n'avons pas attendu Eakins et Marey pour apprendre à marcher mais nous les avons apprécié pour la décomposition qu'il nous donnent à voir. Lorsque se présente un escalier, le marcheur anticipe la marche en levant la jambe: il met en action la complémentarité de hauteur et de largeur dèjà élaborée entre une articulation-tension corporelle et une marche et contre-marche où se réalise une édification-assemblage. L'architecte invoque la proportionnalité entre le bâtiment et l'usager pour désigner ce fait. Dire que la hauteur est trop élevée, c'est observer que plier la jambe ne suffira pas pour atteindre la marche: une contre-marche de 50 cm correspond à la limite moyenne auquel cas la marche reste accessible. La largeur de marche est la base qui assure une base pour la totalité de la plante de pied, soit une marche de 25 cm en moyenne. L'escalier à clairvoie constitue une autre complémentarité, dont la variante extrême est l'échelle.

Que se passe-t-il avec un escalier à marches et contre-marches irrégulières? L'exploitant se voit contraint à faire attention: c'est d'ailleurs ce qu'a cherché l'architecte dans un parti pris esthétique pour que l'usager garde continuellement l'oeil rivé à l'escalier.

La reproduction de la marche ascensionnelle n'est plus assurée. On se rend compte alors, par ce cas teratologique, que l'escalier ordinaire intègre en plus des dispositifs dont il vient d'être question, un dispositif d'égalisation qui évite d'avoir à regarder au sol à chacun de ses pas.



Toroni et la marche: une production analytique de la quantité ergologique

La mise en rapport du travail de Toroni avec la marche me vient de sa déclaration en forme de boutade: «Je n'ai pas peur de la répétition. Depuis 1943, j'achète des chaussures taille 45, alors...» . Mais, en y repensant j'ai trouvé entre la marche et Toroni beaucoup de points de convergences que j'ai aussi retrouvées à travers ce berger visiblement équipé pour la marche.
Revenons sur la marche. Ce n'est pas un jeu de mot de rapprocher la marche à pied de la marche de l'escalier: l'escalier produit une marche à pied particulière, il tend à reproduire le même pas dès lors qu'il est construit avec la répétition régulière de la même hauteur de contre-marche et la même largeur d'appui. J'ai une raison supplémentaire de mettre en rapport la peinture de Toroni avec la marche à pied: les dites « empreintes » de Toroni sont espacées de 30 cm, soit la distance approximative d'écartement des pieds dans la marche. A ces raisons anecdotiques, j'ajoute plus fondamentalement une troisième: l'hypothèse de l'action machinale, de la négativité par désinvestissement de la production de sens qui me semble affichée dans son minimalisme.

1 commentaire:

studyart a dit…

Il est vrai qu'annuler la cassure de la note avec le mouvement de l'archet au violon est difficile à réaliser. Surtout pour vraiment ne pas entendre le changement entre la poussée et le tiré.
Quant à la marche : demandez à un mille-pattes de vous expliquer comment il marche et il s'emmêlera les pinceaux.