Il paraît gigantesque, ce n’est qu’un abreuvoir pour moutons. Le fait de le nommer ainsi me fait voir... Notamment les arbres perdus dans ce désert aqueux et aérien: arbres à voir... La surface de l’eau est réfléchissante: et le ciel s’y inverse. Ce n’est plus le nom qui me fait voir... À vrai dire, je me suis accroupi pour prendre la photo ; j’ai ainsi voulu mettre le ciel en continuité avec l’eau, le temps d’un instant et le temps d’un jour plutôt gris... Les arbres semblent émerger ou s’engloutir, c’est selon. émerger, si mon oeil part du point de fuite ; s’engloutir si je fais le chemin inverse... Une ligne ambigüe est là, ligne d’horizon et rebord de l’abreuvoir. La chose contient ce que j’y regarde et c’est infini... Mais l’abreuvoir fait rétention ; il capitalise une ressource vitale, il assure l’avenir du troupeau et de son gardien. Il contient du futur... Nous vivons dans un environnement, nous vivons par notre environnement... Les choses ouvragées proposent des modes d’emploi pour le berger et pour moi qui regarde par la photo ce plan d’eau... Jérôme Gibson parle d’affordance, la médiation ergologique plus relativiste introduit le concept de formalisation incorporée. C’est que l’analyse technique implicite est fonction de l’activité technique en cours et du constructeur qui la promeut en la regardant par ses techniques et ses visées, pratique, magique, plastique.
Se questionner quant à savoir ce qu'est l'intelligence des robots ? Autant demander à ma paire de chaussettes quelle est sa théorie ! C'est une chose sûre et une introduction au rapport de protection à la paire de chaussures.
On évite constamment les programmes incorporés aux choses. Non parce qu'on leur préfère l'Intelligence Artificielle promue par le numérique, mais parce qu'ils sont ignorés. Pour la raison principale du privilège accordé aux « moyens techniques ».
Trois confusions sont ordinairement en cause : le moyen et la fin, le but et la fin, l'action et la technique.
On relègue la technique au statut de moyen tant est forte la tentation de faire exister rapidement une maîtrise technique menacée dans son existence par une technique qui nous manipulerait. Dès lors et dans les meilleurs cas, on préfère parler de « dispositifs techniques » ;
Dans les analyses les plus développées, la téléologie d'Émmanuel Kant est souvent invoquée en même temps qu'une fin comprise comme une intention, un but. On reste ainsi éloigné d'une appréhension matérielle de la fin ;
L'action étant confondue avec la technique, on identifie le moyen de l'action, qui cesse d'exister avec la fin de celle-ci avec celui de la technique disponible en permanence.
La conséquence principale est qu'on rate la technique en tant que médiation majeure de l'art. Et ce n'est pas le rappel du « médium » qui excusera l'analyste improvisé.
Plutôt que cette timide considération, une attention aux faits sous les effets est à promouvoir. L'ergologie médiationniste est la seule à prendre en compte ce qui se fait quand on fait, c'est-à-dire le principal.
On rétorquera facilement que le développement de cette confrontation est tué dans l'œuf puisqu'il revient à opposer un objet réel à un objet abstrait.
L'intérêt du labyrinthe ne tient pas qu'au jeu qu'il instaure. A priori, il me paraît proche de la démarche du chercheur un peu perdu dans la forêt de ses propres hypothèses qu'il n'a pas pu vérifier de sorte qu'elles prennent la consistance d'un mur impénétrable. Face à cette construction, il semble qu'il y ait un réseau mental de possibilités qu'il suffit de se représenter pour que s'abolisse les obstacles tant le mythe est présent dans toute pensée par une confiance accordée au mot sur la base d'un critère uniquement logique.
Or précisément, une tétra-logique est en cause qui fait que ce qu'on prend pour objet est aussi une chose ouvragée qui l'excède, un jeu sociétal de gens qui s'amusent à se perdre temporairement et volontairement, enfin, un plaisir de distraction plus ou moins agréable.
Bref, le labyrinthe vaut plus qu'un jeu de l'esprit.
Il vaut surtout comme un trajet au double sens du mot : car un déplacement suit un chemin déjà là et des barrières réelles arrêtent le promeneur. Dans la structure, le penseur peut se référer à des expériences impossibles, les « expériences de pensée » d'Einstein et de Galilée sont célébrées par Etienne Klein. Elles sont probables mais le doute demeure ; le réel qu'elles rencontrent est trop facilement négligeable. Être à cheval sur un rayon de lumière, laisser tomber deux pierres encordées du haut de la tour de Pise sont des expériences sans suivi possible et leur conclusion n'est pas imparable pour qui ne connaît pas l'industrie du vide autrement que par oui-dire.
La chute des corps obéit aux lois physiques : tous les corps quel que soit leur poids tombent dans le vide à la même vitesse. Mais dans l'environnement terrestre des forces de frottement apparaissent et contredisent le physicien fort de sa technique du vide.
L'activité hors laboratoire n'a pas le crédit de celle qui a le secours d'un équipement dédié aux expériences scientifiques. Que le pékin lambda se trompe énormément est un fait, mais ce fait existe en dépit du discernement qui l'écarte.
Conclusion : faire avec les choses telles qu'elles font ne conduit pas à la vérité absolue ; le relatif où vit le citoyen « moyen » agit sur ses pensées comme sur son être et sa vie comme sur son vouloir. Cette schématique et cybernétique discrètes sont à prendre en compte pour passer de la philosophie de l'homme de bien à l'anthropologie du tel quel.
Labyrinthe inachevé
Le parcours de la gouge dans ce labyrinthe en vue butte contre des talus, murs de plus en plus nombreux qui forment, la fatigue aidant, une forteresse. Le graveur modifie la finalité à atteindre : ce ne sera pas un renoncement mais un projet inachevé de labyrinthe qui rejoindra plus fortement le rapport imagé aux difficultés dans l'ouvrage. Ces difficultés, quelles sont-elles ? Pour graver, le manche ne fait pas seulement partie de la manutention ; il relève d'une protection car, arrondi et élargi, il s'oppose, en force de réaction, à l'avancée de la pointe. Mais la durée du travail contraint néanmoins le graveur à prendre une pause car en plus, il y a cette pointe à juguler par l'index en appui qui constamment dose l'effort et oriente le trait. Ainsi le trajet se modifie : la visée n'est pas toujours amoindrie pour autant : ici, le graveur se met à détourer le cloisonnement ; il a perçu que le champlevé qui reste à faire pouvait produire l'image d'un noyau dur à mettre en évidence, cette forteresse invoquée.
La performance errante des mises en actions du disponible technique me fait penser que la production s'oppose à la fabrication comme le labyrinthe à la structure.
Atelier de Recherche Technique (A.R.T.) Babi* Ergole
Des babioles sous nos pieds
Faire pour faire valoir l’ergologie...
...cette ambition est de montrer l’activité telle qu’elle peut avoir lieu n’importe où et n’importe comment. Il ne s’agit donc pas d’Art avec une majuscule, mais plutôt de rechercher une approche de ce qui se fait à notre insu lorsqu’on fait quelque chose.
Le lieu de cet atelier peut vous paraître proche d’un capharnaüm, d'une ressourcerie. Certes, il y a comme on dit du désordre, mais en même temps, c'est le produit d'une diversité de dispositifs techniques. Et par vos regards, vous en avez déjà fait quelque chose. C’est ce moment d'utilisation virtuelle qu'il y a à remettre en cause.
Certes on peut se poser la question : « à quoi ça sert ? », mais rechercher du moyen pour faire d’une chose quelque chose d’autre qui devient fin, cela n’est pas suffisant pour appréhender l’action toujours outillée. Et donc une technique qui n'est pas d'emblée à notre service. Elle apporte son analyse des moyens et des fins. C’est pourquoi le but, la plupart du temps, de cet A.R.T. (atelier de recherches techniques) est de proposer des chantiers pour des productions plus analytiques...
* L’appellation combine le nom de l’immeuble de l’atelier, Babia Gora, point culminant de Pologne, avec l’ergologie médiationniste.
Extrait vidéo du chantier d'ergologie du 19 novembre 2023
(captation: Thierry Lefort, mise en ligne Patrice Roturier)
En voici le résumé:
Jean Gagnepain, avec son équipe d'enseignants chercheurs, nous a tous fait penser, voire vibrer par son anthropologie clinique médiationniste, qui fait place distinctement aux capacités humaines naturelles et culturelles de représentation, de manipulation technique, de vie sociale et de décision libre. Il a notamment relevé la part de l'homo faber qui est quotidiennement en nous par une analyse autonome de l'art et de la technique. C'est dans ce cadre spécifique de l'activité que s'insère ce chantier d'ergologie.
La vidéo : des babioles pour analyses
Il est à considérer que les babioles sont à la fois des choses tangibles pour des propositions d'action et des formes techniques abstraites. Leur mobilisation spontanée liée à notre capacité technique se heurte aussitôt au fait réel ; ce qui conduit, de structure en restructuration, à mettre en action d'autres matériaux et dispositifs.
Comme toute chose ouvrée, la babiole fait résistance à l'analyse technique qui pourtant s'y incorpore comme un déjà là. Et si la prise, relative au passage à l'action, est une analyse, elle est en même temps aux prises avec les identités et unités formelles de cette analyse.
Ce chantier est donc l'invitation à une attention au jeu de la structure et de la dialectique, de la fabrication et de la production, de la technique et de l'action, qui fait valoir une double conduite. Toute action prend le risque des contraintes structurelles et des réalités conjoncturelles.
En introduction aux expérimentations proposées avec les babioles, une démonstration avec une boule soumise à des manipulations diverses fait valoir des identités et des unités techniques en terme de matériaux et de dispositifs et surtout leur rencontre avec un plan de table particulier.
La démonstration continue par une attention aux différentes façons de s'y prendre avec des pinces multiprises qui résistent à la manœuvre et interrogent le technicien que nous sommes tous.
Elle se termine par un alignement d'écheveaux divers sur des critères techniques à justifier.
Bref, l'inefficacité, principe fondamental de la technique, revient en leitmotiv.
Le chantier analytique, sorte de jeu, se déroule en trois parties
Une démonstration, (rapportée par la vidéo) à l'enseigne du camelot de foire, vise à suggérer une approche ergologique ouverte, en amorce de chantiers au pluriel ;
la seconde partie consiste pour le groupe à se répartir en faces à faces de chaque côté de tables dispersées où l'on manipule et débat en y disposant pour analyse, côte à côte, des babioles tirées de fonds de tiroirs. En aide, des cartes de jeux apportent quelques pistes...
Une fois les discussions de tables terminées, on se rassemble pour remettre en cause les problèmes apparus et leurs questionnements.
On ne parle pas tous la même technique, c'était attendu.
Rien n’est isolé. Le secteur industriel de la construction le sait en dépit de ses techniques diversement nommées.
La cellule de l’atelier du 13B était «isolée».
Les problèmes sont apparus lorsque dans l’alvéole voisine du dentiste on détecta un taux d’humidité qui devint vite insupportable. On incrimina la toiture. Des experts vinrent et l’on inspecta tous les toits. Pour lever la perplexité, on mit la couverture desingle en pression. Des cloques se formèrent. On dut reconnaître que les fuites ne venaient pas de là. Finalement, on découvrit que le chauffage urbain était en cause par des fuites dans la tuyauterie souterraine. Le dentiste était content, moi, un peu moins: il fallut faire appel au couvreur pour réparer la toiture abîmée par l’expertise à tout crin.
Gilbert Simondon a constamment mené une réflexion sur la technique, «Du mode d’existence des objets techniques», et en parallèle il a ressassé la question de «l’individuation psychique et collective».
Le chauffage urbain qu’on bénéficie ou non de ses services intéresse tous les habitants. L’évidence nous dicterait de ne pas s’y attarder si ce n’était que la quantification des choses et leur séparation n’efface pas la question de savoir comment on isole abstraitement et conjoncturellement les unités supposées. La photo nous montre des plans et des planches en appui sur une cloison qui mène jusqu’au toit. Lorsque je fis appel à l’entreprise de couverture, les couvreurs ne s’embarrassèrent pas avec la longueur des clous destinés à assembler la bâche de couverture aux panneaux de bois aggloméré. Il travaillaient sur le toit sans souci de savoir quelle serait la conséquence de leur travail sous le toit. À moins qu'ils n'espéraient secrètement obtenir un chantier supplémentaire d'isolation en sous-toiture... Le résultat, je m’en rendis compte tardivement mais il n’était que trop présent: les clous avaient traversé les panneaux et fait éclater l’aggloméré en de nombreux endroits de sorte que des trous apparaissaient ça et là avec des écailles correspondantes au sol.
L'anthropologie clinique médiationniste initiée par Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud dans les années 50 fait valoir l'activité technique autant que le langage, la société ou le droit. Cette option propose de considérer l'Art avec un A comme l'art des "arts et métiers" puisque ce n'est pas la raison du travail qui suffit à les distinguer.