Atelier de Recherche Technique (A.R.T.) Babi* Ergole
Des babioles sous nos pieds
Faire pour faire valoir l’ergologie...
...cette ambition est de montrer l’activité telle qu’elle peut avoir lieu n’importe où et n’importe comment. Il ne s’agit donc pas d’Art avec une majuscule, mais plutôt de rechercher une approche de ce qui se fait à notre insu lorsqu’on fait quelque chose.
Le lieu de cet atelier peut vous paraître proche d’un capharnaüm, d'une ressourcerie. Certes, il y a comme on dit du désordre, mais en même temps, c'est le produit d'une diversité de dispositifs techniques. Et par vos regards, vous en avez déjà fait quelque chose. C’est ce moment d'utilisation virtuelle qu'il y a à remettre en cause.
Certes on peut se poser la question : « à quoi ça sert ? », mais rechercher du moyen pour faire d’une chose quelque chose d’autre qui devient fin, cela n’est pas suffisant pour appréhender l’action toujours outillée. Et donc une technique qui n'est pas d'emblée à notre service. Elle apporte son analyse des moyens et des fins. C’est pourquoi le but, la plupart du temps, de cet A.R.T. (atelier de recherches techniques) est de proposer des chantiers pour des productions plus analytiques...
* L’appellation combine le nom de l’immeuble de l’atelier, Babia Gora, point culminant de Pologne, avec l’ergologie médiationniste.
Extrait vidéo du chantier d'ergologie du 19 novembre 2023
(captation: Thierry Lefort, mise en ligne Patrice Roturier)
En voici le résumé:
Jean Gagnepain, avec son équipe d'enseignants chercheurs, nous a tous fait penser, voire vibrer par son anthropologie clinique médiationniste, qui fait place distinctement aux capacités humaines naturelles et culturelles de représentation, de manipulation technique, de vie sociale et de décision libre. Il a notamment relevé la part de l'homo faber qui est quotidiennement en nous par une analyse autonome de l'art et de la technique. C'est dans ce cadre spécifique de l'activité que s'insère ce chantier d'ergologie.
La vidéo : des babioles pour analyses
Il est à considérer que les babioles sont à la fois des choses tangibles pour des propositions d'action et des formes techniques abstraites. Leur mobilisation spontanée liée à notre capacité technique se heurte aussitôt au fait réel ; ce qui conduit, de structure en restructuration, à mettre en action d'autres matériaux et dispositifs.
Comme toute chose ouvrée, la babiole fait résistance à l'analyse technique qui pourtant s'y incorpore comme un déjà là. Et si la prise, relative au passage à l'action, est une analyse, elle est en même temps aux prises avec les identités et unités formelles de cette analyse.
Ce chantier est donc l'invitation à une attention au jeu de la structure et de la dialectique, de la fabrication et de la production, de la technique et de l'action, qui fait valoir une double conduite. Toute action prend le risque des contraintes structurelles et des réalités conjoncturelles.
En introduction aux expérimentations proposées avec les babioles, une démonstration avec une boule soumise à des manipulations diverses fait valoir des identités et des unités techniques en terme de matériaux et de dispositifs et surtout leur rencontre avec un plan de table particulier.
La démonstration continue par une attention aux différentes façons de s'y prendre avec des pinces multiprises qui résistent à la manœuvre et interrogent le technicien que nous sommes tous.
Elle se termine par un alignement d'écheveaux divers sur des critères techniques à justifier.
Bref, l'inefficacité, principe fondamental de la technique, revient en leitmotiv.
Le chantier analytique, sorte de jeu, se déroule en trois parties
Une démonstration, (rapportée par la vidéo) à l'enseigne du camelot de foire, vise à suggérer une approche ergologique ouverte, en amorce de chantiers au pluriel ;
la seconde partie consiste pour le groupe à se répartir en faces à faces de chaque côté de tables dispersées où l'on manipule et débat en y disposant pour analyse, côte à côte, des babioles tirées de fonds de tiroirs. En aide, des cartes de jeux apportent quelques pistes...
Une fois les discussions de tables terminées, on se rassemble pour remettre en cause les problèmes apparus et leurs questionnements.
On ne parle pas tous la même technique, c'était attendu.
Rien n’est isolé. Le secteur industriel de la construction le sait en dépit de ses techniques diversement nommées.
La cellule de l’atelier du 13B était «isolée».
Les problèmes sont apparus lorsque dans l’alvéole voisine du dentiste on détecta un taux d’humidité qui devint vite insupportable. On incrimina la toiture. Des experts vinrent et l’on inspecta tous les toits. Pour lever la perplexité, on mit la couverture desingle en pression. Des cloques se formèrent. On dut reconnaître que les fuites ne venaient pas de là. Finalement, on découvrit que le chauffage urbain était en cause par des fuites dans la tuyauterie souterraine. Le dentiste était content, moi, un peu moins: il fallut faire appel au couvreur pour réparer la toiture abîmée par l’expertise à tout crin.
Gilbert Simondon a constamment mené une réflexion sur la technique, «Du mode d’existence des objets techniques», et en parallèle il a ressassé la question de «l’individuation psychique et collective».
Le chauffage urbain qu’on bénéficie ou non de ses services intéresse tous les habitants. L’évidence nous dicterait de ne pas s’y attarder si ce n’était que la quantification des choses et leur séparation n’efface pas la question de savoir comment on isole abstraitement et conjoncturellement les unités supposées. La photo nous montre des plans et des planches en appui sur une cloison qui mène jusqu’au toit. Lorsque je fis appel à l’entreprise de couverture, les couvreurs ne s’embarrassèrent pas avec la longueur des clous destinés à assembler la bâche de couverture aux panneaux de bois aggloméré. Il travaillaient sur le toit sans souci de savoir quelle serait la conséquence de leur travail sous le toit. À moins qu'ils n'espéraient secrètement obtenir un chantier supplémentaire d'isolation en sous-toiture... Le résultat, je m’en rendis compte tardivement mais il n’était que trop présent: les clous avaient traversé les panneaux et fait éclater l’aggloméré en de nombreux endroits de sorte que des trous apparaissaient ça et là avec des écailles correspondantes au sol.
Ainsi va l'ouvrage : ni l'ustensile ni l'appareil ne sont ce qu'on a en main puisque l'action redistribue en une nouvelle unité de prise les segments d'engins et de machines. Prendre et être pris, actif quand la conjoncture particularise ses facteurs et alternativement passif par confiance technique, les choses et le constructeur s'y font.
Les vecteurs potentiels ne se limitent pas à l'espace qui fait voir en grand ou concentre sur les détails, le temps qui permet la confrontation tranquille des façons de faire possibles, l'argent qui minimise ou maximalise les moyens et les fins. L'ouvrage est porté par le trajet lui-même - c'est un poids lourd à porter ou une force utile – par le constructeur à l'avant poste mais aussi par l'exploitant pour qui l'on produit et qui n'est pas sans technique.
Serre-cruche de cafetière et serre-tête porte-écouteurs
NB : nul besoin de poignée pour prendre les écouteurs
Revenons sereinement sur cette efficacité particulière proche de la passivité liée à la conduite technique. La disjoindre du comportement, c'est revoir l'attitude, la remplacer par une attention qui consiste à ne rien faire pour laisser faire les dispositifs. Non pas seulement parce qu'elle comporte le principe structural de négation de l'action qui promeut une disponibilité de l'outil : la fabrication, mais aussi pour que soit repéré le processus magique par lequel les fonctionnements de dispositifs prennent la place du constructeur au point de lui dicter ce qui est à faire et ne pas faire. La magie, pour être l'équivalent analogique du mythe face à la science, s'oppose à l'esprit pratique et tente néanmoins mais autrement de rejoindre le réel. La magie reste à détacher de l'exotisme du primitif et même des études ethnologiques qui tentent de la cerner ailleurs et jamais chez nous.
Or le consumérisme est là qui rend le magique tellement évident ! Nous achetons des pouvoirs et croyons dur comme fer qu'avoir, c'est pouvoir. Cette conviction fait de chacun un mage au quotidien sans qu'il soit nécessaire pour en être convaincu, d'éclairer une nouvelle citrouille d'Halloween.
Les emballages, les affichages, les slogans et leur publicité se pressent de tous bords pour remplir le vide en cédant à l'appel d'air de nos représentations du mieux-être. Mais l'attitude du consommateur n'est pas réduite à la marchandisation des plaisirs ; elle est propre au processus magique par lequel on fait parce qu'on présuppose un pouvoir faire déduit de la disponibilité de l'outil et indépendant de l'adéquation au réel à construire. Si je ne savais pas, à tort ou à raison, que « ça marche », je n'essaierais pas tel outillage ; on est convaincu d'acheter sur cette base. Et plus, on poursuit son affaire parce qu'on en attend un résultat qui n'est pas encore complètement assuré. La confiance technique est dans l'oeuf forte de magie autant que de pratique (ou d'empirie, selon le terme de Jean Gagnepain).
D'ordinaire, on ne se réfère pas à un objet au sens stricte de représentation. L'imaginaire qualifie plutôt ce processus de mise en rapport d'un indice avec un sens. C'est même l'impossibilité de s'en tenir à ce qu'on voit qui est l'enjeux en cause ; car chaque fois on extrapole, on interprète pour ne retenir d'une perception qu'un concept : on intellectualise, dit Lurça à propos des dessins d'enfants où s'observe une isolation et fragmentation des choses par les mots qui les désignent.
Ce point nous fait passer à l'image produite, l'icône, où le dessin désigne plus qu'il ne transcrit un objet perçu, passant du réalisme à de la magie. Les dessins qui déforment sont un exemple, qu'ils soient d'humour, apax graphiques, métagraphes ou encore diagrammes lorsque la modification est insensible à celui-là même qui la produit. Ainsi, les Figures de rhétorique de Pierre Fontanier peuvent s'appliquer aux dessins de presse visant à faire accroire et asseoir une opinion. À ceci près que la rhétorique n'est pas en cause mais spécifiquement, l'activité graphique.
Lorsque l'image produite va dans le sens de l'engagement politique, elle se fait affiche, emblème, qu'il s'agisse de faire valoir l'identité de son auteur (insigne) ou ses responsabilités civiques (enseigne). L'image argumente alors, elle cherche à convaincre, à faire reconnaître.
Enfin, l'image compose avec l'interdit en visant une satisfaction. Lelapsus calamiévoqué plus qu'invoqué par Freud fait dire à René Passeron qu'une « in-image »s'est introduite subrepticement dans l'image : « image niée par l'opérateur tout en étant présente dans l'image ». On rejoint ici le stratagème avancé par Jean Gagnepain. Stratagème qui peut porter sur n'importe quel interdit : ainsi l'opérateur peut rendre inconsciemment hommage à ses maîtres, ne sachant plus à qui il doit son style. Le transfert psychanalytique est en cause, plus que le plagiat.
En somme, l'image est déictique, dynamique, schématique, cybernétique. Mais de façons différentes : image perçue, imaginaire, conçue lorsque la représentation la motive, image dynamique lorsqu'il s'agit d'imposer techniquement une représentation, fictive, illusoire ou réelle, image schématique lorsque, emblème, elle est chargée de rendre hommage ou d'afficher une position politique, et enfin image cybernétique lorsqu'elle apporte une aide à la décision, fait valoir ou révèle un projet.
L'écriture est aussi dessin, il faut en tirer pleinement les conséquences. Les matériaux et les dispositifs techniques impliqués ne sont pas seulement instrumentalisés par le signe et l'image, la signalétique en cause l'est aussi par les modalités de production qui ne sont pas asservis nécessairement au signe à produire. Dans l'écriture en train de se faire, des visées autres que le message verbal à transmettre sont à l'action (en marge de la consigne du maître, s'il s'agit de l'apprentissage de l'écriture à l'école) : dès lors, l'écrit devient, par magie de la cabalistique, ou par esthétique, une œuvre. On risque ainsi, aux yeux de l'apprentis qui s'applique néanmoins, la déconsidération par le maître d'un travail légitime bien que marginal.
Les « écritures de cochon, de pattes de mouche »sont des balises en garde-fou, au bord du chemin de la transmission. Au lieu de les tolérer le temps que ça passe, leur donner toute une place en alternance avec« les devoirs »revient à quitter le mode d'échange unilatéral pour ne plus s'engager par le seul volontarisme mais expérimenter et finalement reconnaître un apport de l'autre qui socialement « petit d'homme » est cependant d'emblée pleinement technicien.
On accorde aux arts plastiques l'attention convenue d'une heure ou deux par semaine. Sachons que la plastique traverse aussi les performances journalières d'écriture de toutes sortes. Ce fait devrait inspirer le regard des correcteurs : la texture, le coup de patte, l'arabesque et la calligraphie sont pris en charge par l'apprentis en même temps que la consigne donnée. Mais il y a plus : la littérature fantastique montre en deçà de l'intérêt qu'on y prête le pouvoir attendu de ce qu'on apprend : c'est-à-dire bien plus que la banale traduction du message verbal. Coiffé ou non du chapeau de fée ou de magicien, ce sont des flèches qui sont décochées dans le cheminement du trait, vers quel but, nous n'en savons rien ou pas grand chose, mais c'est une motivation qui fait écrire. Et lorsque les hésitations deviennent des coups de baguette magique avec ou sans ruban, nous n'en doutons plus et nous écrivons dans l'espace avec nos apprentis magicien (les chorégraphies d'Isadora Duncan, de Loïe Fuller, sont là pour servir à travers ses voiles déployés). Ce sont des tours de magie qui s'enchainent en enluminures de toutes sortes, toujours singulières.
L'anthropologie clinique médiationniste initiée par Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud dans les années 50 fait valoir l'activité technique autant que le langage, la société ou le droit. Cette option propose de considérer l'Art avec un A comme l'art des "arts et métiers" puisque ce n'est pas la raison du travail qui suffit à les distinguer.