mardi 28 septembre 2010

De la pomme en quantités




Si le matériau et la tâche dédifférencient la matière et l'énergie pour les redifférencier autrement, l'engin et la machine les fragmentent et les redistribuent en unités de moyens et de fins. Un atelier pomme vise à expérimenter cette analyse quantitative.


1 Actions outillées pour manger une pomme


« l'homme saisit de la même façon un objet, quels que soient les détails de sa forme. […] L'algorithme règle les gestes à opérer. »

R. Ruyer, Esquisse d'une philosophie de la structure, 1930, p. 252. )


La capacité technique mise à jour par l'anthropologie clinique médiationniste suppose que l'homme ne manipule pas les objets usuels sans être également manipulé par eux, par leur forme non physique mais structurale, matérielle et immatérielle, qui oppose et segmente les moyens et les fins. Ce qui me conduit à saisir une pomme d'une certaine façon plutôt que d'une autre, par la queue (pédoncule) ou par les deux creux ou à pleine main, c'est, en même temps que la forme physique de la pomme, le pinçage, le serrage, la manutention: ces dispositifs techniques informent les gestes et les actions.

Éplucher, couper, piquer, extraire: ainsi pour manger une pomme, je l'épluche, la coupe en deux, coupe par entailles la queue et ce qu'il reste de la fleur (4 coupes), pique la pointe du couteau au centre du fruit pour extraire les pépins (incision en losange).

Éplucher, ce n'est pas pratiquer l'épluchage. Le verbe porte une action et l'attention de celle-ci à la chose à faire: se débarrasser de la peau du fruit, rien que de la peau, ce qui suppose non un comportement économe, mais une méfiance par rapport à une lame qui est droite et ne peut épouser la surface plutôt courbe de la pomme. Éplucher ce n'est pas trancher, risque à éviter.

L'épluchage n'a pas le souci de cet enlevage limité à la peau: ce sont des coups de main qui prévalent. D'une main faisant systématiquement tourner la pomme et de l'autre, par un couteau tenu entre le pouce et l'index, pressant une lame aplatie contre le fruit, se fait l'épluchage de la pomme.

Que la peau s'avère particulièrement épaisse et résistante et la lame glisse en surface, ce qui montre séparément un dispositif de manutention double: la pomme et le couteau sont à tenir. D'une main et de l'autre par le pouce qui prend appui sur la peau et les autres doigts qui font venir à lui la lame du découpage, non celle de la taille.

C'est dire, en fin de compte, que l'engin est (se manifeste) autant dans le matériel que dans le produit.



2 Avoir ou non le coup de main


Que l'épluchage des légumes représente pour quelques uns un travail besogneux qui est largement dissuasif dans le rapport à la cuisine et commande le choix de plats préparés, ce fait apparemment mineur peut avoir des conséquences quant aux difficultés économiques de la vie.

Tout jeune, l'entreprise de l'épluchage des pommes de terre correspond à une corvée, pourquoi? Est-on alors moins persuadé de la nécessité de ce travail ou, seconde hypothèse que j'entends ici proposer, il manque au technicien en herbe la facilité apportée par le coup de main.

Proposez à un gamin de moyenne ou grande section la réalisation d'une soupe à partir d'une récolte dans le jardin de l'école et spontanément la pomme de terre sera disposée sur le plan de table, maintenue d'une main et tranchée de l'autre: il nous apparaît que l'attention qui consiste à adapter la coupe à la courbure des surfaces à enlever lui est impossible. Le jeune serait-il d'emblée technicien?

L'augmentation de la capacité d'attention permet l'acquisition d'autres manipulations techniques si bien que l'attention n'est plus mobilisée pour le constructeur parvenu à une certaine expérience en la matière. Un autre coup de main que celui qui se manifeste dans le tranchage a été acquis: il tient à la capacité à faire jouer d'une main l'opposition du pouce par rapport aux autres doigts tandis que de l'autre main une manutention s'exerce qui fait tourner le légume. Deux analyses concomitantes ont lieu qui mobilisent différemment chacune des mains.

Considérons la production de l'épluchure: une fine lame est nécessaire sans laquelle le couteau glisse sur la peau d'autant que certains légumes ont une peau lisse et résistante. Le fait qu'on ne permette pas au jeune d'utiliser un couteau de cuisine tient autant à l'inexpertise effective de ses mains qu'à la sécurité du jeune constructeur qu'on a en charge.

Reconsidérons la lame qui avance1: le pouce plaque la lame sous la surface de l'épluchure et en même temps se détermine la longueur du coup, limité par l'écartement possible du pouce par rapport à l'index. Outre le fait d'avoir instrumentalement à mettre en rapport l'énergie disponible avec l'énergie nécessaire, il y a à voir intervenir, faisant appel à des engins distincts, une pluralité d'actions outillées.

En quoi consistent-elles?

1. À trouver du manche dans le légume: il faut pouvoir le maintenir

2. À trouver avec le couteau un angle de coupe qui fasse exister une lame

3. À former une pince entre le pouce et l'index

4. À former une presse avec le pouce pour plaquer l'avancée de la lame

5. À former avec le pouce une butée lorsque la surface à peler est moins large que l'amplitude du coup de lame

Nuance importante: ce ne sont pas les incompossiblités quant à la mise en œuvre des dispositifs intégrés de la machine qui empêcheraient le gamin de faire plusieurs choses en même temps mais plutôt le fait d'avoir à s'occuper de plusieurs choses en même temps.

On connaît le jeu de la plus longue épluchure: la continuité de l'épluchure témoigne d'une attention sans défaillance tout au long de l'épluchage; à l'inverse sa fragmentation ne montre pas un défaut de complémentarité entre les engins et les machines, mais la réitération de cette capacité.

Finalement, éplucher, correspond principalement à deux actions: orienter constamment le fruit ou le légume par rapport à la lame qui l'épluche, seconde action. Ce n'est pas alors la complexité de la machine qui est dissuasive, puisqu'il a recours au plan et à la manutention dans le tranchage sur plan de table, mais la simultanéité d'une attention à ceci et à cela, affaire de coordination.



3 Comment manifester l’engin dans une production analytique?


Exemple d’atelier: la pomme en tant que production alimentaire.

La pomme n’est pas disponible naturellement elle est en paniers, en camion, sur éventaire, en compotier, sur assiette, sur table, en pyramide sur d’autres pommes, etc

Nous ne disposons pas des pommes en quantités indéterminées, indépendamment du fait que la saison est bonne ou mauvaise, déterminées seulement par nos appétits (à ne pas confondre avec notre voie buccale et notre volume stomacal).

Nous débitons la pomme par une production qui nous offre plus qu’une seule pomme lorsqu’elle est en panier, en camion, en tas, en corbeille, moins qu’une seule pomme lorsque nous l’épluchons ou lorsque nous la croquons (la pomme mangeable, alimentaire, est alors séparée d’elle-même: ses épluchures, son trognon).

Comment faire en sorte que ne soit présenté exemplairement que de l’engin? Rien ne peut se faire sans mettre en action de la machine.

Que vaut la solution qui consiste à mettre en parallèle des façons de faire diverses de telle sorte que de l’engin ressorte par comparaison? Exemple: je pose une pomme sur la table, sur l’assiette: les deux ustensiles présentent également un plan, l’assiette offre un supplément son bord qui empêche la pomme de rouler. Ce qui ressort ainsi, ce sont des différences et non de l’unité.

Je peux m’y prendre autrement en faisant valoir les frontières de l’unité: à partir de quel moment le plan de la table n’est plus? La question se pose lorsque je fais barrage à la pomme qui roule en m’avançant jusqu’à toucher le bord de la table: la question ne se pose donc pas: mon geste analyse les limites du matériel sans que j’ai rien à dire.

Plus difficile: chacun a sa façon de manger une pomme ; supposons que l’un épluche et que l’autre tranche en prenant appui sur la table. La relativité des engins s’impose: untel fait avancer la lame du couteau en la pinçant entre le pouce et l’index: il y a de la pince dans la manœuvre tandis que le hachoir n’est pas loin lorsque l'autre préfère trancher.



4 Hylotomie et plurihylie2 et covariance dans le rapport à la pomme


La réalité abstraite des unités d'analyse est confrontée à la présence physique des parties de la pomme: le fruit en lui-même et son pédoncule. À noter d'ors et déjà, que la partie correspondant au reste de la fleur passe inaperçue. Dès qu'on entreprend une activité, comme par exemple, celle qui consiste à manger le fruit, cette dualité est réaménagée: elle est augmentée de nos mouvements en lesquels et par lesquels d'autres unités supplémentaires existent techniquement: il peut se produire une peau artificielle que le couteau fait exister, l'épluchure. En comparaison, les deux autres parties peuvent apparaître plus naturelles ; de même que, paraîtrait plus naturelle l'activité de consommation alimentaire où l'action de croquer ne ferait qu'anticiper le trognon dans des bouchées nullement outillées. C'est négliger le calibrage de la trieuse qui technicise une sélection de volume et de forme dans la récolte mécanisée et une taille du fruit qui l'exclut de la cueillette. Quant à la queue (le pédoncule), après la cueillette où elle est déjà analysée comme une attache (qu'elle soit longue ou non), elle prend la valeur d'un conduit par lequel risque de pénétrer le germe de putréfaction, l'arracher et c'est une sorte de bouchon de protection qui est perdu. Dans le rapport à la lame qui élimine les deux bouts du trognon, la queue n'a plus d'existence d'engin, elle fait partie d'une pointe extraite et formée de deux coups de lame, qui avec son opposite sera jeté à la poubelle. Mais avant, elle réalise techniquement des unités, offrant la plupart du temps (si elle est suffisamment longue) une prise pour la pince du pouce et de l'index.


Autres prises assurant cette pince manuelle:

  • celle que réalisent les deux creux, ce qui montre que le plein comme le vide peuvent réaliser l'engin.

  • celle, problématique parce que dangereuse, de la prise électrique qui comporte elle-même deux prises qu'il vaut mieux appeler d'ordinaire « fiches » que « prises »

  • celle de la pince, du genre pince à linge, où les leviers, symétriquement disposés par rapport au ressort, offrent ensemble une prise (dans la tenaille, et autre ustensiles à double leviers, on peut empoigner séparément chacun des manches).


Point problématique:


Dans la saisie à pleine main (poigne et manche mis en rapport), la poigne est-elle une unité distincte de la pince réalisée par le pouce et l'index? Pour: le fait que, d'une main, j'offre à quelqu'un une pomme en la tenant par le pédoncule exclut pratiquement qu'il s'en saisisse de la même façon ; dans ce cas, la pomme, prise à pleine main, fait manche. Contre: manche, tige, bout, ergot, bouton, pédoncule ou queue, ces réalités sont-elles des variables substitutives d'un seul engin auxquelles correspondent par complémentarité la poignée ou la pincée ou la poussée (plus c'est petit et plus on mobilise les extrémités de nos membres).

Pour tenter d'y voir plus clair, retournons à ce que J.-Y. Urien préconise s'agissant du phonème: p.82, La trame d'une langue, le breton:

(en transposant:) Il faut éprouver l'autonomie de chacun des phonèmes (engins) par la mise en contraste des mots (machines) ayant des dimensions phonologiques (mécanologiques) variables.


La pomme (1) confrontée formellement à une paire de lunettes (2), à une aiguille (3), puis à une pince à linge (4), qui s'analysent respectivement comme un manche associé à une tige (le « bout », le pédoncule), (1) (comme le talkie-walkie d'avant), comme deux tiges articulées à un plan (2) (le fait qu'on appelle « branches » les tiges de lunettes montre que la forêt des appellations va contre les réalités techniques et qu'il faut s'en départir pour requalifier les faits: en l'occurrence, le « bout » évite une fausse différence technique), comme un « bout » associé à une pointe et un trou (3), comme un double-bout associé à un double levier et un ressort (4), la liste des mises en contraste montre assez que le « bout » a une autonomie par rapport au manche. Puisqu'il peut exister sans le manche avec d'autres éléments à segmentation provisoirement négligée, mais séparables globalement de l'unité posée, « bout » (2, 3,4), en raison de l'ustensilité supplémentaire qu'ils apportent (liée au dispositif d'accrochage (2), d'articulation (2), de piquage (3), d'enfilage (3), de serrage (4), de levage (4), que le manche peut exister sans lui et se trouver redoublé dans le témoin de la course de relais, et qu'il n'existe plus dans l'ergot de protection de la cassette DV, celui de l'interrupteur à glissière d'une lampe de poche ou des ustensiles d'ouverture de boitiers. La condition de quantité nécessaire et suffisante s'analyse ainsi pour supposer formellement l'unité du « bout » qui détermine complémentairement la forme de pince de sa prise en main.

Essayons maintenant de soumettre la réalité en question à l'autre hypothèse d'une variante de complémentarité entre le manche et le « bout ».

La poignée alors détermine et anticipe une adaptation du volume à prendre telle qu'on a affaire à du manche propre à la manutention et non plus à du « bout » proposant du pinçage. Paradoxalement, il n'y aurait pas de manutention dans la saisie du « bout ». Nombre d'ustensiles offrent des « bouts » qu'il convient de désigner ainsi pour éviter la tige et sa référence réductrice à la hampe des plantes.

Cette complémentarité entre engins (covariance) se manifesterait à travers la diversité des appellations, le terme de « bout » s'impose alors pour qualifier l'unité de moyen indépendamment des adaptations des unités entre elles, identités partielles relatives à leur enchaînement. De même le manche varie et les appellations différentes traduisent le fait qu'il est « poignée » (disparaissant alors dans le langage par confusion avec son complément), « manette », « levier », en fonction de son adaptation à une autre unité de moyen.


Affaire à suivre et à expérimenter...














1Le couteau-scie apporte une machine supplémentaire de tranchage et de sciage qui facilite « l'attaque » mais contrecarre l'action d'éplucher, de sorte qu'on tranche lorsqu'on épluche plus facilement qu'on ne scie.

2Le préfixe hylo- tend à limiter l'analyse de l'engin à la division de la matière ; il faut donc corriger cette référence en incluant l'énergie, dont nos mouvements, dans le substrat déjà débité du fabriquant. Rappelons une analyse antérieure faisant valoir le fait qu'une seule matière ou énergie se débite en une pluralité d'engins non substantiellement isolables (hylotomie) et inversement, qu'un seul engin puisse se réaliser par des matières ou énergies multiples (plurihylie).

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