vendredi 2 mars 2007

Le tas


Bernard Pagès, Tas de gravier, 1969
Arrangement, grillage simple torsion, gravier de calcaire concassé, 60x170x170 cm.
Photo de François Fernandez



Le tas, tasser, se tasser

En breton, se tasser est traduit par diazéein (vannetais) ou diaseziñ (KLT) qui renvoient eux-mêmes au français : fonder. En développant ces deux pensées de la langue, on s’oriente vers deux façons différentes d’admettre les choses : tandis que l’une indique que les conflits s’apaisent d’eux-mêmes, avec le temps, de sorte qu’un regroupement se forme, comme un tas en tel lieu qui devient peu à peu lieu commun (on dit aussi en vannetais : er yoh tud pour désigner littéralement un tas de gens). Faire un tas, si l’on suit le dictionnaire des idées reçues, en breton, c’est déjà fonder. Tandis qu’en français, le tas est le fait technique d’accumulation qui rejoint l’agrégation, bref, la grégarité, en breton, chacun apporte son grain, de sable ou de sel, et finalement on a une édification de quelque chose qui tend à se consolider. Le tas porte une image du groupe appréhendée en français avec un caractère informel : le tas s’oppose au volume organisé, comme si faire un tas ce n’était pas tout à fait construire. De fait, le dispositif d’accumulation, tel qu’il se produit par pelletées projetées fait rouler les grains vers la périphérie : les derniers arrivés étant les plus éloignés du centre du tas où se situeraient plutôt les grains fondateurs. On mesurera avec Bernard Pagès la valeur du tas : en-deçà discret de ses constructions et au-delà, forme basique de maints édifices.

Ce que dit « la langue » à travers les expressions consacrées est une chose, ce que fait le jardinier c’est autre chose. D’abord, il ne fait pas un tas pour rien : au moins il fait un trou quelque part comme le sapeur Camembert qui faisait des trous pour y mettre des tas et des tas avec la terre tirée des trous. Moins caricatural : d’un côté se fait le bourrier en tranchant la couche superficielle, sorte de peau végétalisée pelisse de la terre où l’herbe remplace les poils, et du même coup se prépare la terre végétale ainsi découverte. Le tas va de pair avec un tri, une opération de gestion du capital, d’engraissement de la terre, le bourrier étant promis au compostage avec les déchets de nourriture. Le tas envisagé comme travail ne fait pas valoir l’idée de simple accumulation : encore action de conservation des récoltes, les parties superficielles protégeant le cœur, on met en tas comme on gère son patrimoine, avec de l’enveloppe.

C’est ici l’occasion de répondre à Martial autant qu’à Didier (cf.Le Passant) : le jardinier capitalise, il tire profit autrement que par l’argent : de son travail accumulé, dont le symbole est le tas de compost, quantité de déchets qui se transforment en biens pour peu que l’on se saisisse des moyens gratuits qui nous sont offerts par force et technique, autrement dit : pour peu qu’on y mette le prix. L’exhortation moraliste n’est pas seule en cause : chacun sait économiser ses forces jusqu’à fabriquer des équipements qui font alors pour lui et qu’il a ainsi le loisir de regarder opérer ou de ne pas regarder du tout parce qu’il est libéré pour faire autre chose : d’où la légèreté du technicien (et pas seulement de l’être de Kundera). Et Marc qui travaille à rendre plus sensible la grille et le système de classement des appels téléphoniques ou autres connaît bien ce loisir de l’outil avec lequel la vigilance doit savoir composer : il nous en offre plusieurs exemples , telles ces cases introuvables qui le conduisent à en créer d’autres pour ces inclassables ou à modifier la procédure en multipliant les classements. Le grillage de Bernard Pagès fournit une métaphore : il y a des casiers qui ne retiennent presque rien de ce qu’ils sont censés retenir mais qui formatent cependant le contenu qui les traverse, leur imposant inutilement leur forme, ce qui les consolide un peu plus : ça ne sert à rien mais ça ne dérange personne. La base de l’établissement est là aussi, dans cet état de fait du tas qui en impose par sa seule présence : bien qu’artificiellement, il fait fondation. Elle est dans ces rassemblements artificiels comme la gare, en principe traversée par les voyageurs de part en part, où pourtant ça bouchonne aux entrées et aux sorties.

Le tas de gravier de Bernard Pagès

Voici un grillage dont le constructeur sait par avance qu’il ne remplira pas les fonctions de contenant ou de tamis qu’il provoque. Les ouvertures de maille offrent largement un passage au gravier de calibre bien inférieur. Pourtant contre toute attente, la forme du cube s’impose partiellement au tas : quelques fils d’acier suffisent à faire barrage à quelques uns des cailloux bloqués par la poussée des suivants qui à leur tour font barrage, ce qui arrête quelque peu la chute en éboulis. Ce n’est pas l’obstacle élaboré qui opère, ce tamis possible, mais deux obstacles liés par l’action.

Finalement, se produit ainsi l’image de l’inefficacité de l’outil rendu cependant efficace pour une autre affaire à déterminer, à questionner: un dispositif de tri et de stockage est en fonctionnement Mais ni le tri, ni le rempli n’en résultent. A la place, se produit un effet inattendu de matérialisation des faces virtuelles du cube grillagé. Et ce constat est fait contre l’évidence prévisible de l’inutilité de l’installation, contre un écart de dimension qu’une attention au travail de crible aurait rapidement repéré et réduit.

Quelle autre affaire nous est proposée ? Le titre est suivi d’une qualification : volume ouvert, précise la légende publiée dans Art Press, nous invitant ainsi à remarquer qu’il ne l’est pas totalement. L’énigme est posée : le volume est ouvert et fermé, ouvert, si l’on s’en tient au dispositif du grillage et fermé par l’action de production qui contrecarre l’effet prévisible de traversée.

19/02/2007

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